L’acte de choisir repose sur une condition implicite : ne pas tout voir.
Décider, c’est trancher à partir d’une portion limitée de l’information disponible — sélectionner un angle, un cadre, une hypothèse de travail. Or, lorsque le regard s’élargit au point d’intégrer simultanément des perspectives multiples, le mécanisme même du choix devient inopérant. Plus la perception devient complète, moins elle permet l’action.
L’exemple géométrique du cylindre l’illustre clairement : vu de face, il apparaît comme un cercle ; vu de profil, comme un rectangle. Ces deux observations, contradictoires en apparence, sont pourtant également exactes — chacune dépend de la position de l’observateur. Mais si l’on observe l’objet d’en haut, de manière à voir à la fois le cercle et le rectangle dans une même configuration, l’objet cesse d’être contradictoire. Il devient une forme globale, homogène, où la distinction n’a plus de sens.
Dans cette position, toute préférence entre “cercle” et “rectangle” devient impossible, car le regard a atteint un niveau d’intégration où les opposés cessent d’exister comme tels. Cette situation n’est pas une abstraction géométrique ; elle décrit une réalité cognitive. L’esprit humain, pour fonctionner, a besoin de contrastes, d’asymétries, d’oppositions. La perception produit des différences pour orienter l’action.
Lorsque ces différences disparaissent — parce que le regard embrasse trop de paramètres à la fois —, la faculté de choisir se dissout dans la neutralité du tout.
Autrement dit, la lucidité absolue paralyse. Ce phénomène a une portée épistémologique. La connaissance scientifique, par exemple, repose sur des découpages : elle isole des variables, simplifie les systèmes, néglige certaines dimensions pour pouvoir modéliser d’autres. Une connaissance “totale” serait immédiatement inutilisable, car elle serait indécidable.
De même, sur le plan psychologique, la conscience qui perçoit simultanément les causes, les effets, et leurs interactions multiples, ne peut plus agir sans contradiction interne. La décision suppose une asymétrie ; l’observation totale l’abolit. On retrouve ici un paradoxe fondamental : l’élargissement du champ de perception, s’il permet une compréhension plus fine du réel, réduit la capacité d’intervention. L’observateur qui voit tout ne peut plus préférer, car la préférence suppose une exclusion. Et l’exclusion, dans un champ perçu comme continu, devient arbitraire.
Ainsi, l’idéal d’une vision absolue, d’un regard “omniscient”, conduit non pas à la puissance du savoir, mais à une neutralisation du mouvement. L’œil qui voit tout ne peut plus agir, car toute action impliquerait la destruction d’une partie du visible. Ce paradoxe éclaire une tension centrale de la condition humaine :
plus la conscience s’étend, plus elle devient réflexive, et plus elle se détache du pouvoir d’agir.
Inversement, l’action efficace suppose une réduction du champ de vision, une simplification, une focalisation.
Autrement dit, l’intelligence la plus large ne choisit pas — elle comprend ; et ce faisant, elle suspend le choix.
La psychooptique désigne cet état comme la neutralité du focus : un point d’équilibre où la perception atteint une cohérence telle qu’elle ne distingue plus les opposés.
Ce n’est pas une faiblesse, mais une conséquence logique du regard total. La vision intégrale n’exclut rien, donc ne choisit rien. Elle ne produit pas de décision, mais de compréhension. Ainsi, l’observateur complet — celui qui voit le cercle et le carré, la cause et la conséquence, le sujet et l’objet — ne peut plus agir comme acteur. Il devient système de stabilisation du réel : une conscience qui ne tranche plus, mais qui maintient.
Et peut-être est-ce là la fonction la plus haute du regard : non pas décider, mais permettre au monde de se maintenir visible.